Tout a commencé une journée qui s’annonçait des plus ordinaires. À l’époque, mon ami et moi étions musiciens de rue sur l’une des innombrables petites artères commerçantes de la capitale, et jouions chaque semaine quelques airs de jazz manouche, style savoureux que l’après seconde guerre mondiale avait poussé jusque sur le bord de scène du plus petit tripot parisien. J’avais remarqué que depuis quelques jours, un nouveau groupe de farceurs acolytes grimés en poussin géant à robe tahitienne était venus promouvoir la culture et les arts sous les soyeuses harmonies de trompette cristalline et de powerchords de guitare électrique non moins saturée que les acides gras d’une barquette de Saindoux.

Bientôt, ce sont davantage de badauds agrégés à leur audience que nous n’en avions attiré en un peu moins de huit semaines. Les mains s’entrechoquent au son des canards, les rires éclatent, et les pièces pleuvent sous l’exercice hanounesque périlleux mais maîtrisé du « Qui qu’a pété ?! ». Comment un spectacle si grotesque peut-il susciter davantage d’intérêt que le «Minor Swing» improvisé que nous exécutons depuis maintenant quatre minutes et demie ? À peine le trompettiste finit-il de glisser son instrument entre ses fesses plumées de poussin, que soudain je me mets à cogiter : et si le badaud moyen n’en avait tout simplement rien à foutre de la qualité ? Et si le divertissement avait fini par anéantir toute trace ne serait-ce que minime d’un éventuel esprit critique ? Et si le génie moderne, c’était d’en assumer pleinement son absence ?

J’ai arrêté de jouer, me suis levé de mon tabouret et, dans l’indifférence la plus totale, j’ai fracassé ma guitare de luthier sur le pavé du trottoir en hurlant un subversif « ROCK’N ROLL MOTHER FUCKER ! » à en faire tressaillir ce provocateur de John Lennon dans sa tombe. J’ai baissé mon froc, me suis cassé le poignet en voulant faire la roue, avant de finir projeté sans vergogne dans le panier à salade de quelque képi dégarni.

 

Aujourd’hui j’ai plus de guitare, un travail stable, et j’enfile mon costume d’homme saucisse pour la cinquième année consécutive, adulé par plus de badauds que je ne l’ai jamais été.

Une réflexion sur “Le musicien de rue

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