Tout a commencé une journée qui s’annonçait des plus ordinaires. Ce jour-là, je baguenaudais dans les allées d’une galerie d’art dans laquelle j’avais été happé par de colorés triptyques. J’avais fini par tomber sur une pièce tout à fait sublime. Celle-ci s’étalait de tout son long et de tout son large sur l’un des murs de pierre, donnant à cette gravure une prestance unique. Cela faisait maintenant bien cinq minutes que je me repaissais de cette perle d’expressivité lorsqu’une quinquagénaire fit irruption dans mon dos, accompagnée par la galeriste, qui l’avait menée jusqu’ici pour lui détailler l’œuvre majestueuse, avant d’être interrompue après moins d’une demi-minute. La malheureuse n’y est pas du tout. Ce n’est pas ce qu’elle recherche, cela ne se marie absolument pas avec les tons gris de lin et incarnat de sa pièce à vivre, et puis le cadre, voyons, beaucoup trop incisif…
Je crois rêver ! C’est pas Roche Bobois ici ! Cet échange avait eu le don de me mettre les abeilles et j’étais sur le point de réagir lorsqu’une soudaine salve de questions me submergea. Et si le bourgeois était un phobique du mur blanc ? Et si derrière ses Louboutin, ses diamants Swarovski et ses lunettes de soleil Gucci, le riche n’en restait pas moins un être qui souffre, noyé dans la vacuité de sa maison trop grande. Et si la dépréciation de l’art, c’est à grand regret qu’il la faisait, afin de mieux servir l’ameublement de sa villa côtière.
Un tel fléau social et humanitaire ne pouvait subsister à l’abri du regard et de la conscience collective. L’indifférence populaire se devait de céder au profit de cette cause noble. Quand je pense à ces smicards qui, toutes ces années, se sont vautrés dans la plénitude ikéiste de leur petit T1 de banlieue, sans se soucier un instant de ceux qui se battent tous les jours pour trouver des œuvres murales suffisamment grandes et harmonieuses avec le blanc d’Espagne du hall d’entrée de leur résidence secondaire…
Le lendemain, j’ai initié une récolte de fonds sur Internet dans le but de lancer ma propre ONG. Au bout de trois mois, j’avais récolté 30€, dont 30€ donné par ma mère à titre de « tu t’achèteras une chemise propre pour l’enterrement de Papi ».
Aujourd’hui, j’ai fui cet empire de l’ameublement haut de gamme dissimulé sous les traits de galerie d’art, j’ai ouvert mon atelier de cendrier en rotin à Marmeulle-sur-Bêche et j’ai pu me racheter deux chemises, une pour mon père et une pour ma mère.