Dans un système électoral qui voudrait donner sa voix à chacun, et pour lequel des gens se sont battus, l’abstention est systématiquement pointée du doigt après chaque élection. Les avis sur la question, pourtant, divergent : manque de respect à l’égard du combat de ceux qui se sont battus pour obtenir le droit de vote, désintéressement vis à vis de la politique, paresse pantouflarde… Considérée comme l’une des principales raisons de l’accession des extrêmes au pouvoir depuis les présidentielles de 2002 et le duel Chirac-Le Pen, les dernières élections régionales ont néanmoins montré la tendance inverse, alors même que l’abstention atteignait des niveaux records. Quoi qu’il en soit, franchement, quelle honte de ne pas se déplacer aux urnes lorsque l’on a la chance d’avoir ce droit si précieux que les peuples opprimés nous envient.

Ou pas.

« Un citoyen critique, c’est un citoyen qui emmerde »

S’il est un phénomène flagrant qui pourrait expliquer une bonne partie du problème, c’est bien le désintérêt grandissant du peuple à l’égard des institutions de son propre pays et de sa politique intérieure. Comment l’expliquer ? Tout simplement : le temps. Ou plutôt son absence. Elle est la raison primaire du désengagement global du citoyen dans la société. Et en effet, après s’être coltiné ses 8 heures de boulot, s’être tapé sa demi-heure de route pour rentrer à la maison, après avoir fait un saut en courses à l’heure de pointe, avoir poireauté 15 minutes à la caisse, avoir préparé le dîner, s’être occupé des gamins, avoir mangé et fait la vaisselle, passé le coup de balai, relaxé devant un bon roman ou devant un film avec son compagnon, etc., qui a encore l’énergie et la motivation d’absorber une interview économico-sociopolitique de 50 minutes, de prendre le temps de lire l’actualité de manière active et critique, de s’autoriser à développer sa propre réflexion sur la société dans laquelle il vit et à remettre en question les habitudes qu’il a toujours eues ? Tout cela demande une force mentale et physique conséquente, car c’est un choix qui se fait inévitablement au détriment du temps libre, puisqu’il est le seul à ne pas être incompressible. Or le monde dans lequel nous vivons est suffisamment anxiogène comme cela pour avoir, en plus, à tirer un trait sur le peu de temps pour soi que le système laisse à notre disposition.

Eclaire demain avec aujourd’hui.

Elizabeth Barrett Browning

Il est donc parfaitement compréhensible que l’on puisse être apolitique, que l’on puisse se désintéresser des sujets économiques, environnementaux, sociaux et sociétaux, se dire que, de toute façon, ça a toujours été comme ça, que l’on n’y changera rien ou bien que l’on n’en est pas dépendant, que l’on essaie de mener une vie qui ne nécessite pas de s’investir dans le débat public, dans les problématiques des autres, ceux qui habitent ailleurs, ceux qui ne font pas partie de la même catégorie socioprofessionnelle, qui n’ont pas la même couleur de peau ou qui ne sont pas du même genre que nous. Il est totalement compréhensible que l’on puisse passer toute sa vie à fermer les yeux sur les actualités qui ne font que dérouler des faits toujours plus mortifères, des fermetures de lits d’hôpitaux qui continuent malgré une pandémie mondiale à la énième mise en examen d’un ministre pour détournement de fonds publics ou pour viol, en passant par le dernier rapport du GIEC, la corruption qui gangrène nos institutions ou les fameux milliards dissimulés des Pandora Papers. Parfois, on pense même qu’il serait indécent de s’en mêler, tant nos compétences sont inexistantes pour se faire une opinion juste sur le sujet. Tout cela faisant, bien sûr, les affaires du gouvernement : un citoyen critique, c’est un citoyen qui « emmerde ». Dernière démonstration en date : cet homme qui interpelle le Président sur sa politique délétère à l’égard de l’hôpital public au cours des 5 dernières années. Réponse de l’intéressé : « Vous êtes très politisé ». Au vu du contexte, comment ne pas entendre la litote qui y réside : cela s’apparente très fortement à un Président de la République reprochant à un citoyen, dont il est le représentant officiel, d’être trop politisé.

Face à tel déni démocratique émanant du plus haut représentant de nos institutions lui-même, comment prétendre à un peuple qui aille demain voter de manière avertie ? Aussi longtemps que le droit de vote ne sera pas un devoir, il sera tout à fait autorisé de ne pas s’intéresser à la politique, de fermer les yeux pour ne pas perdre son énergie, ou pour consacrer son temps à sa famille ou à ses hobbys. Seulement voilà, les choses, elles, n’attendent personne pour continuer d’évoluer. Elles se moquent bien de savoir que nous soyons désabusés de la politique, que nous ne fassions plus confiance à aucune personnalité politique, ou qu’au contraire, par facilité citoyenne, nous y fassions aveuglément confiance. Un jour, que nous le souhaitions ou non, nous aurons à faire face aux conséquences brutes et sans équivoque de toute cette merde que nous ne voulons pas regarder en face, pas pour l’instant. Que ce soit à l’abandon sur un lit d’hôpital dans un service des urgences en sous-effectif ou bien dans sa cuisine, de l’eau jusqu’au genou après l’inondation. Il serait d’ailleurs faux de penser que la politique ne se fait que dans une assemblée aux bancs vides. Manifester, se mettre en grève, consommer, boycotter, sensibiliser, voter en pleine connaissance de cause, ou même s’abstenir de voter en pleine connaissance de cause, tout cela est politique au plus haut degré. S’il y a bien une chose, néanmoins, qui fausse tout le jeu de la démocratie, c’est de concevoir le vote comme un simple geste qui consisterait à faire atterrir une enveloppe au fond d’une urne. Comme le dirait notre bon vieux Jack Slater : « Monumentale erreur. »

Monumentale erreur - Last Action Hero
Jack Slater dans « Last Action Hero »

« Voter est un long processus »

La plaie de notre société aujourd’hui, et la raison pour laquelle les gouvernements nocifs se succèdent depuis des décennies, ce n’est pas tant l’absence de candidats honnêtes que le vote pratique. Voter n’est pas un acte unique et ponctuel : c’est un processus. Il requiert de faire l’effort de s’impliquer pleinement dans la décision qui, si elle nous incombe nous et nous seuls, impactera la vie d’un pays tout entier sur plusieurs générations. Il est donc impératif de le motiver personnellement et rationnellement. C’est un acte de conviction éclairée. Cela demande non seulement de prendre le temps de mieux comprendre la société dans laquelle on vit, mais aussi et surtout, de mieux se connaître soi-même. Car le vote n’est finalement que la concrétisation de la combinaison des deux : une réelle volonté de réconcilier le monde dans lequel on vit avec ses propres valeurs. Si vous vous réveillez le samedi 9 avril en vous disant « Merde. Pour qui est-ce que je vais voter demain ? », c’est qu’il est sérieusement temps de songer à devenir cet abstentionniste que l’on vous a tant poussé à mépriser. Le même constat s’applique si vous votez par dépit. Ce qui est sûr, c’est que l’on fera moins de mal à la démocratie en s’abstenant si l’on n’a pas lu un seul programme, si l’on a jugé les candidats sur leur charisme (voire leur physique !), ou pire, si l’on a eu besoin qu’un plateau télé remplis de journalistes partiaux nous dise pour qui voter. Parce que, fondamentalement, l’abstentionniste qui motive son choix par une réflexion nourrie sur le refus du système dans lequel il vit est définitivement plus en accord avec ses propres valeurs que le votant inconscient, qui lui n’a pas encore accompli cet exercice de confrontation de soi au monde.

propagande bfmtv
Exemple à ne pas suivre…

Plus les hommes seront éclairés, et plus ils seront libres.

Les élections présidentielles approchent à grands pas. Vous ne souhaitez pas y prendre part ? C’est votre droit, mais abstenez-vous « avec raison », et non pas « par paresse ». Ayez la capacité de dire que parmi les candidats, aucun n’a présenté un programme en accord avec vos valeurs, ou que ce n’est pas un système auquel vous croyez. Vous souhaitez y prendre part ? N’attendez pas la première semaine d’avril pour prendre connaissance des programmes et du bilan parlementaire ou local des candidats et des collaborateurs qui le portent, pour vous immerger pleinement dans le débat. Surtout : cultivez-vous, intéressez-vous, variez les sources, écoutez des points de vue que vous n’avez pas l’habitude d’entendre. Surtout : ne laissez personne choisir à votre place. Surtout : élisez un programme, élisez des idées. Et si tout cela ne vous intéresse pas, n’oubliez pas que vous êtes dans votre droit, mais alors, par pitié, surtout : abstenez-vous. Car un vote non éclairé peut nuire gravement à la société et à l’avenir de nos enfants.

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