Il est devenu très difficile aujourd’hui de mettre un sujet sur la table sans que cela ne verse presque aussitôt dans le tout blanc tout noir. Le pays est divisé et ce n’est pas nouveau. Néanmoins, il semble que cette division ait atteint des proportions bien plus importantes au cours de ces trois dernières années. Les gilets jaunes et la crise sanitaire ont plus que jamais et en plusieurs occasions cristallisé deux visions aux antipodes. Du moins, de nombreux médias et personnalités politiques s’en seront chargé avec un entrain coupable : les premiers en font leur pain quotidien, les seconds leur cheval de bataille. Comme il en fut question pendant des mois, à partir de novembre 2018 et les premiers pas des gilets jaunes, ces factieux fluo n’étaient pour une grande partie du pays qu’une bande de simplets davantage préoccupés par le prix à la pompe que par l’écologie et la préservation de l’environnement. Toutes réflexions sur l’injustice fiscale que cette taxe induisait, sur le pouvoir d’achat global, sur la question des travailleurs pauvres et la lutte des classes en général, sur l’absence de transport en commun en zone rurale, où même sur la stratégie gouvernementale étaient systématiquement bottées en touche, considérées éminemment moins importantes que la paralysie du pays, les désagréments économiques que cela pouvait causer, ou encore les nuisances répétées chaque samedi dans la quasi-totalité des moyennes et grandes villes du pays. Ainsi l’on assistait à une opposition farouche entre les pro et anti gilets jaunes, qui ne manquaient pas d’embraser les plateaux télé.

« Pisser sur le petit bois avant même d’avoir craquer l’allumette »

De même, lorsque la violence s’est dévoilée au grand jour dans la rue, le chemin a été bien long et sinueux avant que les chaînes de télévision dominantes ne finissent par concéder, à demi-mot, la possibilité qu’une partie non négligeable du problème tînt à la mise en œuvre même de la stratégie du maintien de l’ordre, ainsi qu’à la présence dans les rangs casqués de brebis galeuses qui, par pure motivation personnelle ou bien sous la pression de l’autorité, s’adonnaient à des pratiques disproportionnées, voire honteuses. Face au déni pur et simple d’une violence émanant de l’État lui-même, deux camps prenaient petit à petit une ampleur gargantuesque : les pro-police contre les ACAB (« All Cops Are Bastards », littéralement « Tous les flics sont des bâtards »). Soigneusement monté comme un face à face binaire avec le vrai d’un côté et le faux de l’autre, les hommes d’État profitaient de cette aubaine pour stigmatiser tous les manifestants, lorsque les esprits les plus révoltés exprimaient leur dégoût contre tous les policiers. Là encore, il fut (et c’est toujours le cas) difficile d’y glisser les nuances nécessaires à la bonne compréhension d’un problème qui dépasse les individus pour trouver ses sources dans un système qui n’a souhaité laisser aucune marge de manœuvre à la contestation, au risque de pisser sur le petit bois avant même d’avoir craquer l’allumette. Entre les injonctions démesurées, les armes utilisées (LBD, grenade de désencerclement, gaz lacrymogènes…) qui ont blessé plusieurs milliers de personnes et en ont mutilé plusieurs dizaines, le démenti systématique dans les hautes sphères gouvernementales, le cumul des affaires classées sans suite par l’IGPN (la police des polices) à l’égard des policiers, et le traitement médiatique largement en défaveur des victimes, la fracture s’est rapidement élargie. Pourtant, parler de violence policière ne consiste pas à accabler chaque homme et chaque femme dans l’uniforme, mais à définir le problème comme un phénomène systémique, qui dépend d’une stratégie gouvernementale assumée de la tête à la queue, sans remettre en cause la bonne intention d’une majorité, mais plutôt exiger la prise de sanction à l’égard de ceux qui déshonore la profession et, plus important, à l’égard de tous ceux qui en sont les instigateurs.

« La prudence : crime contre l’humanité ? »

La crise sanitaire passant par là, piétinant ainsi dans la plus grande indifférence toute la poussière que cette crise sociale avait laissée par terre, nous n’avons pas perdu de temps pour persévérer dans la désunion. La dernière sortie en date d’un Président qui « a très envie d’emmerder » une partie du peuple qu’il est censé représenter dans son ensemble a fait couler autant d’encre qu’elle n’a accentué la fracture entre deux visions polarisées d’un sujet bien plus complexe que ce que l’on voudra bien nous faire croire. Le téléviseur en noir et blanc s’est rallumé, au-dessus de la cheminée, et toute réflexion, même brillamment argumentée, envers une stratégie politique peu convaincante ou qui vise à questionner l’honnêteté de lobbys pharmaceutiques maintes fois ébranlée au cours des décennies passées ne tient plus qu’en un seul mot spécialement créé pour l’occasion : « antivax ». Là encore, réussir à faire entendre une voie nuancée sans faire exploser le gisement de pétrole tout entier relève presque de la performance olympique, et ce même si l’on a un carnet vaccinal à jour depuis le premier jour de sa naissance ou si l’on a reçu ses deux doses COVID. La prudence, précieuse vertu scientifique, serait-elle soudainement devenue l’un des pires crimes contre l’humanité ? Elle promettrait en tout cas, à celui qui s’y adonnerait, une déchéance de citoyenneté, toujours selon les dires d’un certain Président. Ainsi l’ostracisation des non-vaccinés a-t-elle été poussée à un nouvel extrême avec l’introduction dans le débat public du questionnement de la prise en charge ou non à l’hôpital de « l’irresponsable », le tout, bien sûr, en omettant que l’on ne s’est jamais interrogé (encore heureux !) sur le sort d’un accidenté de la route roulant à 130 sur une départementale, ou d’un fumeur de longue date qui développerait un cancer, tous deux semblant pourtant bien jouer dans la même catégorie d’irresponsables que ce fameux non-vacciné à qui l’on voudrait faire porter tout le poids de la pandémie sur les épaules.

Que reste-t-il alors au débat, à l’expression de la nuance, celle qui pourrait par exemple nous autoriser à ne pas nous vacciner dans l’immédiat, tout en étant convaincu par la Science ; celle qui nous permettrait de comprendre les raisons pour lesquelles celui-ci se vaccine, même si l’on ne veut pas, soi-même, de ce vaccin ; celle qui nous laisserait nous élever vent debout contre le pass vaccinal pour des raisons idéologiques, alors que l’on est soi-même vacciné contre le COVID ; celle qui nous autoriserait à profondément remettre en question le fonctionnement de nos institutions, alors que l’on est soi-même républicain et démocrate ; celle, en somme, qui nous donnerait à réfléchir avant d’affirmer, à réfléchir avant d’agir ? Pas après pas, nous nous rapprocherions les uns des autres, déjouant ainsi la stratégie mortifère, mais diaboliquement efficace, qu’un système tout entier ne fait que continuer d’éprouver des siècles après son apparition : « Divide ut regnes » ou « Diviser pour régner »

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