L’ère dans laquelle nous vivons est certainement révélatrice de notre façon d’appréhender la crise politico-sociale que la France traverse depuis des années, apogée d’un système qui nous pousse chaque jour à consommer plus chinois, taïwanais, pakistanais, souvent dissimulé sous de belles enseignes luxueuses estampillées U.S.A., Allemagne, Japon…

Tout sauf du « Fabriqué en France ». Du dernier iPhone au téléviseur SONY, de la tomate marocaine en hiver au kiwi néo-zélandais en été, pour beaucoup, la mondialisation est une notion à laquelle on fait allusion dans son sens strictement économique. Et pourtant.

On a tendance à omettre que la mondialisation, c’est avant tout une ouverture sur le monde. Ouverture des biens, soit, ouverture des capitaux, aussi. Ouverture de l’information, surtout. Au cours des trente dernières années, rien n’a été aussi libre et vivace que l’information, allant et venant entre pays du monde entier à un rythme effréné. Les nouvelles d’un attentat à New York, d’un tsunami en Indonésie, d’une guerre inextricable en Syrie, d’expropriations d’autochtones au nom de l’exploitation pétrolière ou forestière en Amérique du Sud ou au Canada, autant d’évènements qui habillent les murs de notre quotidien, que nous prenions le temps de les analyser, ou qu’ils ne nous effleurent rien d’autre que la rétine ou le tympan. Les journaux télévisuels quotidiens, puis la démocratisation des chaînes d’information en continu à partir du milieu des années 2000, et surtout l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux : les autoroutes ne manquent pas pour rester informé sur ce qui se passe autour de chez soi, mais également dans les pays où l’on ne mettra certainement jamais les pieds, et à propos desquels on aura vite fait d’en tirer des conclusions hâtives. Jamais depuis que le monde est monde les êtres humains n’auront été aussi exposés à l’information, de manière quasi instantanée, et de tout horizon du globe. D’aucuns y trouveront une occasion de se cultiver, d’autres de relativiser la misère de leur propre pays. C’est aussi ça la mondialisation, la globalisation.

« On se vautre dans l’ingratitude »

Le mouvement des « gilets jaunes » n’aura certainement échappé à personne en France, et cela même sans téléviseur. L’occasion pour « la France d’en bas » de pouvoir s’exprimer, de prendre une tribune, d’exposer des faits, et même de proposer des solutions. L’occasion aussi, samedi après samedi, de faire face à un déni, une surdité de plomb de la part d’un gouvernement qui botte en touche, détourne, instrumentalise, réprime, laisse pourrir, joue le jeu de l’escalade de la violence, décrédibilise. Inévitablement, une partie grandissante de contestataires commence à crier à la « démocrature », forme insidieuse d’un système qui ne dirait pas son nom. Et tout aussi inévitablement, les réponses fustigent le manque de discernement, invoquant l’abus de langage. Des réponses qui trouvent souvent appui sur une argumentation basée sur l’exemple, celui des vraies dictatures, celles qui tirent à balles réelles, celles qui enferment dans des camps de travail tout opposant politique, celles qui laissent les putschistes s’installer au pouvoir dans le sang et les larmes. Celles d’en face, que l’on ne connaît que par le biais des émissions radiophoniques, des journaux télévisés, des articles relayés par Facebook, mais qui n’ont certainement rien de commun avec le pays républicain, démocratique dans lequel on vit depuis sa naissance. Sans vraiment s’en rendre compte, on se met à jouer le même jeu dont les règles nous ont été dictées depuis des décennies : on mondialise. On globalise. Dans la chance impertinente qui nous a placé là où on en est aujourd’hui, celle qui nous a donné une santé décente, un milieu social et familial favorable, des capacités scolaires adaptées, on se vautre dans l’ingratitude, sans réaliser qu’on devrait au contraire s’en sentir redevable. On globalise. On est convaincu que si l’on a pu s’en sortir, dans une conjoncture économique donnée, il n’y a aucune raison que l’autre n’y soit pas parvenu lui aussi. On croit dur comme fer qu’on a travaillé fort pour ce que l’on a, et que c’est bien la seule chose qui a suffi pour pouvoir vivre dignement, au diable les galériens. On se dit que le choléra de celui-ci est incontestablement moins grave que la peste de ceux là-bas, dans ces pays qu’on ne voit pas. Alors, à quoi bon le traiter ?

« À trop regarder la pluie qui tombe par la fenêtre, on en oublie parfois de couper le gaz. »

Et puis on ferme les yeux aussi parfois, au détour d’une loi peu éthique voté dans des intérêts douteux, d’un témoignage de victime, ou d’une vidéo de violence policière sur des individus, parce que, il faut bien l’avouer, en ce beau dimanche ensoleillé, on n’a pas besoin de cette négativité. On sait, au fond de soi, que cela risquerait de soulever l’indignation que l’on s’efforce de garder quelque part entre le cœur et l’estomac. Cette même indignation que tous ces éditorialistes vendus à la doctrine néolibérale s’efforcent à transformer en haine contre celui qui marche sous les gaz tous les samedis. D’ailleurs, on ne s’implique pas vraiment dans le débat. Parfois même, on se tourne vers l’horizon et on écoute ce qui se passe outre-Atlantique, outre-Méditerranée, dans ces pays où la paix et le bonheur semblent n’avoir jamais existé, ces pays qui nous servent si souvent à valoriser fièrement le nôtre, et on s’offusque de leur sort, on voudrait pouvoir faire quelque chose. Mais à trop regarder la pluie qui tombe par la fenêtre, on en oublie parfois de couper le gaz. On omet la fissure du mur de la cave qui s’étend semaine après semaine, on se débrouille dans la pénombre de l’ampoule grillée du vestibule, on s’accommode du robinet de l’évier qui laisse échapper l’eau goutte après goutte.

On s’empresse de mettre la main au portefeuille pour envoyer de l’argent dans ce pays qui vient de s’effondrer sous un séisme, ou sous le vent, et on la garde bien dans sa poche pour ce pauvre type du bas de la rue qui n’a peut-être pas eu toutes nos chances.

Il y a comme un syndrome d’impérialisme dans l’air, un sentiment de vouloir sauver le monde. Mais pas tout le monde.

« Une misère n’en annule pas une autre »

On ne se croit pas chanceux personnellement, on croit que le peuple français l’est. On globalise, en permanence. Un peu à l’image de ce « on », si global, donc impersonnel. À force de regarder la société dans son ensemble, à force de globaliser, on en a oublié la notion d’individu, de personne. On a oublié que la Vie elle-même ne se définit que dans la singularité, et que par conséquent, réduire un peuple, ou une personne à des problématiques propres à nous-même, c’est déjà raisonner dans l’erreur. On se croit compréhensif parce qu’en capacité de relativiser la condition de ses concitoyens par rapport à celle de ceux qui croule sous les bombes. Mais une misère n’en annule pas une autre. On préfère fermer les yeux sur les dysfonctionnements évidents d’un système que l’on croit juste et démocratique parce que son propre confort n’est pas compromis. Mais cela viendra. Peut-être pas aujourd’hui, ni demain, mais un jour, on sera la victime directe ou indirecte d’un système qui peine chaque jour un peu plus à cacher ses écarts de conduite, à les justifier quand ils se dévoilent, et à faire avaler sa soupe à ce « on » déshumanisé dont il se nourrit. Comparer est aujourd’hui plus que jamais le moyen le plus sûr pour légitimer sa passivité, son inaction, son manque d’implication, ce tout mis dans un seul mot : sa paresse.

Si la mauvaise foi était cotée en bourse, soyez sûr qu’aujourd’hui, il serait bon d’investir. À dire vrai, on spécule déjà dessus.

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