Cela faisait maintenant dix jours. Dix jours qu’il marchait dans les rues de la Havane, impatient de pouvoir enfin rentrer chez lui retrouver celle qui l’avait persuadé de venir ici. Non pas qu’il n’ait apprécié le charme intemporel des rues de la ciudad. Non pas qu’il n’ait remarqué la collection notable de vieilles américaines que les locaux se passaient et réparaient de génération en génération. A vrai dire, il les adorait toutes les deux. Les rues et les voitures. Et pour la musique des cafés des coins de calle, il la dévorait depuis des années dans son salon les soirs d’été, lorsque le soleil enveloppait chaque livre de sa bibliothèque dans un pan de soie dorée. Non, ce qui n’allait pas, c’était l’absence de sa Calypso. Ils s’étaient laissés à l’aéroport deux semaines plus tôt, ne sachant pas exactement quand ils allaient se revoir.

Les premiers jours de sa visite, il les avait passés à L’Hôtel Mélia, un palace cinq étoiles dont les marches du porche menaient majestueusement au hall d’accueil, enceint de hautes baies vitrées, aménagé çà et là de plantes tropicales en pot d’argile, de piscines décoratives à pourtour en galets, délicatement rehaussé par de chaudes lampes murales instaurant une ambiance douce et diffuse. Grandiose, spacieux, lumineux, moderne et, si ce n’est dénué de charme, trop impersonnel, avait-il finit par trancher trois nuits plus tard. Ainsi fit-il le choix de déménager dans une casa particular, l’une de ces auberges chez l’habitant, son petit sac à dos et sa guitare pour seuls bagages. Voyager léger, c’était certes ce qu’il faisait de mieux, mais sa première amour, celle de bois massif qui résonnait harmonieusement sous ses doigts, celle-là avait cette fois réussi à le faire céder à son confort. Il l’avait emmenée au cas où l’occasion de « taper le bœuf » avec quelque musicien local s’était présentée. Et elle s’était présentée, seulement, l’ironie de l’histoire avait voulu qu’à ce moment précis, divaguant dans les rues de la vieille ville, il ne l’eût pas avec lui. En traversant un square, il s’était retourné sur une guitare et un tres délaissés par leurs joueurs sur un banc l’espace d’un instant. Le tresero était toutefois resté à proximité et avait remarqué l’intérêt du jeune homme, lui proposant donc de se laisser séduire par l’appel sans culture, sans langue, sans couleurs, et pour ainsi dire universel, de la musique. Une ou deux improvisations plus tard, rythmées par le classique tumbao, des versions surprenantes et ensoleillées de « Hotel California » et autre « Clandestino », et trois CUC remis à ses hôtes, il avait tracé son chemin, la tête et l’âme emplies d’un délicieux souvenir supplémentaire.

Aujourd’hui et comme tous les jours depuis dix jours donc, il marche depuis le Parque de Trillo, à proximité duquel il passe désormais ses nuits, en direction du vieux Havane. Ce n’est pourtant pas l’endroit qu’il apprécie le mieux, beaucoup trop fréquenté à son goût. Lui, il préfère se perdre dans les rues des quartiers résidentiels, car c’est toujours là qu’il y a découvert l’authenticité qui lui caresse le cœur. Mais la durée interminable de son séjour, conséquence de sa solitude et de son incapacité à se mélanger à la population locale – en dehors des serveurs de restaurants, le Cubain ne parle pratiquement pas anglais, et ses notions d’espagnols acquises juste avant de venir, ne lui sont pas suffisante pour n’avoir ne serait-ce qu’une discussion de courtoisie -, avait fini par noyer son enthousiasme et son courage dans sa lassitude, conduisant ses jambes à cet inévitable appel à la facilité. Il descendait donc San Miguel au son des Cadillac, des Mercury, des Ford, des Dodge et autres Studebaker, toutes ronronnant fièrement à chaque changement de régime. Il avait su au fil de son séjour adopter le rythme des locaux et se camoufler dans les tons délavés gris, azur, verts et roses des murs des immeubles partiellement délabrés, de telle sorte que les incessants « taxi ! », braillés par les chauffeurs à l’affût du moindre gringo, ne résonnaient guère davantage qu’une feuille de papier caressant le plancher de son bureau d’affaire. Ou peut-être était-ce lui qui ne les entendaient tout simplement plus.

Il traversait le énième bloc de la rue qu’il était en train de descendre lorsque ce visage fit apparition : le teint noir, de grands yeux en amande et des lèvres que l’on jurerait dessinées au crayon d’un artiste, une descente de cheveux noirs et frisés dansant jusqu’au milieu du dos. Elle portait un haut blanc qu’elle avait assorti d’une jupe rouge, le tout reposant avec élégance sur sa peau d’ébène : l’échantillon le plus glamour s’étalait là, juste devant ses yeux. Ceux-ci croisèrent ceux de la Caribéenne l’espace d’un instant. Il continua son chemin dans un premier temps, avant d’avoir l’impression étrange et flatteuse qu’elle l’avait longuement étudié lorsqu’il l’avait dépassé par la gauche. Il ralentit et jeta un regard au-dessus de son épaule opposée à elle, faisant mine de s’assurer qu’aucune voiture ne venait en sa direction. Puis il se retourna pour essayer de capturer de nouveau ce regard. Mais elle avait tourné les talons. Ses pieds continuèrent donc de dérouler le bitume de San Miguel, pour quelques mètres seulement. Il ne pouvait s’empêcher de se poser la question : pourquoi avait-il eu cette impression tenace d’avoir fugacement été la source de son intérêt. Il n’était pourtant pas le genre de garçon à faire tourner les têtes. Il lui fallait en avoir le cœur net. Elle s’était plantée au coin de la rue après l’avoir traversée. Il en fit de même, au milieu du bloc, du même côté que sa nouvelle énigme. Un camion de construction les séparait, de même que quelques résidents trop las de la chaleur humide et enveloppante de Cuba, s’enlisant assis sur le trottoir, à attendre si ce n’est leur mort, la fin de la journée. Il essaya de nouveau d’attraper la fenêtre de l’âme de la demoiselle, malgré le fait qu’il ne pût vraiment distinguer ses iris. Elle avait de nouveau tourné la tête dans sa direction, et les secondes qui s’en suivirent lui semblèrent des minutes, ni l’un ni l’autre ne voulant abandonner ce combat titanesque. Aborder des inconnus n’était certainement pas une compétence à porter à son crédit, alors eût-il fallu que ce soit dans une langue dont il ne parle guère plus qu’une trentaine de mots, l’option n’en était définitivement pas une. Et pourtant… C’est lui qui avança le premier. C’est lui qui avança, tout court. Elle n’esquissa pas un mouvement, ni d’approche, ni de recul. Après une quinzaine de secondes suspendues quelque part entre l’insensé et l’incontrôlable, en tout cas bien au-delà de la raison, ses jambes avaient fini par le mener jusqu’à elle, et il était à présent planté plus proche de cette inconnue qu’il ne l’avait jamais été. Il ne dit mot. Elle ne dit mot. Derrière sa peau ténébreuse, il ne perçoit rien d’autre que du mystère. Son regard au niveau de son torse, elle fait mine de prendre la main du jeune homme avant de l’entraîner dans son pas, chimériquement.

Ils déambulaient depuis bientôt dix minutes sous les regards et les mots des insulaires, qui ne laissaient que peu de place à l’ambiguïté. De même que la musique, il est en effet des choses qui dépassent les barrières linguistiques et culturelles, des ressentis qui sont communs aux Hommes, tel que le goût de son plat favori préparé par sa mère, l’odeur bienfaisante des aurores un matin de printemps, ou encore la douleur de perdre un proche aimé. Jacques Brel disait : « On a tous mal aux dents de la même manière ». Ainsi, et de manière générale, il est plutôt aisé de dissocier un regard accablant d’un regard bienveillant. Et de la bienveillance, l’on n’en trouve certainement pas dans les vociférations morveuses, ni dans les yeux globuleux. La tête basse, elle continuait de le devancer de deux pas, s’efforçant de ne prêter attention à tout ce cirque burlesque et malvenu. Le garçon, quant à lui, avait décroché à la sortie de la calle Soledad et de l’Avenida Salvator Allende. Car s’il est vrai qu’il commençait à connaître le coin à force d’errance ennuyée, il ne s’était en revanche jamais aventuré plus au sud de l’avenue. Le but de cette marche lui était encore bien inconnu, mais il ne s’en souciait pas. Partager une tranche de journée avec une femme qui l’avait tant troublé, c’était autrement plus plaisant que le programme habituel de dépit qui l’attendait chaque matin en sortant du lit superposé de son auberge typique.

Ils arrivèrent enfin dans un coin retiré de la ville. La place dans laquelle elle semblait l’attirer était entourée de palmiers, d’hibiscus rouges et, au centre de ce parque intimiste, se tenait un ceiba, arbre multiséculaire, gigantesque, surplombant le pavé large et irrégulier, couvant à la base de son tronc un petit banc de bois bleu ciel. Un havre de paix cubain, à l’abri du soleil écrasant, des bruits des moteurs et des regards lourds. Ils s’assirent sous les branches feuillues du roi vert de ces lieux.

 

Il observait chaque trait de son visage avec une extrême délicatesse. Il faut dire que c’était la première fois.

Un seul regard dans la rue avait suffi à les mémoriser cependant. Il n’était pas physionomiste outre mesure, mais ce visage-là, inexplicablement, avait suscité en lui un sentiment de proximité, à la limite de la familiarité.

Les lignes de sa mâchoire, de son menton, de son front, de son nez, du contour de ses lèvres, ses boucles d’oreilles cubiques chanfreinées en bois mauve amarante, chacune lestée d’une rondelle orange de noix de tagua, l’amplitude de ses cils sous le mascara recourbant, l’accent de son fard à paupières bleu de France aux reflets d’argent, ses joues et ses fossettes emmitouflées dans ses sourires, il les connaissait déjà, mais il peut à présent les analyser, les savourer, s’en délecter comme il aime apprécier la complexité sucrée et les arômes inattendus d’un vin de Paille un samedi soir sur un air de « Solitude » joué par Django.

Sa manière à elle de le regarder le bouleverse bien davantage. Elle fait naître en lui des montagnes de joie, submergées dans l’instant par des torrents de larmes. Il n’est bientôt plus qu’un voilier à la dérive, pris en pleine tempête sur son océan à elle. Il se met à songer. Autant d’intensité dans un clin d’œil ne peut être que l’expression d’un vécu chargé d’adversité, de miel doucereux, de mariposas obscures, de sommets abyssaux. Il n’est rien de si profond que la violence, et point de violence dans la facilité il n’y a. S’il résonnait si puissamment face à son rendez-vous inattendu, c’est que lui-même n’avait pas toujours traversé que des allées de cerisiers en fleur. Il remarque quelques cicatrices sur l’intérieur de ses avant-bras, comme le témoignage inaudible de ce qu’il avait perçu en elle. Elle sourit en clignant longuement des yeux. Il l’accepte, comme un « ne t’en fais pas », et abandonne ses interprétations au champ de bataille de la mutilée. Il est des guerres qui ne sont question ni d’ennemis, ni d’alliés, qui ne sont que des tranchées de boue mouvante pour quiconque autre que son hôte songerait à s’enrôler. Il ne se permet de poser ses doigts sur elle. Il ne le désire d’ailleurs pas. Il valorise beaucoup trop cette liaison qui s’élève au-delà de la peau et des chairs pour cela.

Quelques enfants viennent troubler la quiétude du jardin des secrets. Ils courent, jouent, crient, se lancent des boules de papier journal comme si c’étaient des boules de feu, tombent, se relèvent, se bousculent, rient, s’en vont comme ils étaient arrivés, insouciamment portés par les alizés. Ils vivent dans les mondes qu’ils se construisent, et dont les seules frontières sont celles de leur imagination. N’est-ce d’ailleurs pas la condition constituante de leur bonheur ?

A peine les avait-t-il entendus, cependant. A peine avait-il détourné le regard, précipité mille pieds sous terre dans celui de la chica, charbonneux, abîme dans laquelle même la noirceur de son visage ne parvenait à atténuer la chute.

Il observait chaque trait de son visage avec une extrême délicatesse. Il faut dire que c’était la dernière fois.

 

 

Elle était venue le chercher à l’aéroport de Lyon. Elle lui avait sauté au cou, et serré si fort, qu’il avait senti l’une de ses vertèbres rouler sous l’étreinte. Il avait souri, et l’avait embrassé. Dans la voiture, sur le chemin du retour, elle s’était contenté de lui parler de la vie à Lyon sans lui, de son boulot dans lequel elle avait compensé son absence, de son ami d’enfance, qui était passé à l’improviste, et qui avait tant bien que mal caché sa déception de ne pas pouvoir le saluer, ou encore de sa mère, qui se plaignait régulièrement de l’humeur maussade de Monsieur. Elle avait pris soin de ne pas l’assommer de question sur son séjour, le connaissant trop bien pour commettre cet impair. Il était d’un naturel taciturne lorsqu’on lui forçait la main. Il dira ce qu’il voudra bien raconter, quand il en aura envie. Elle ne lui en faisait pas grief, après sept ans de vie commune, elle avait appris à composer avec.

Elle avait préparé le dîner, au cours duquel il lui parla de l’île sur laquelle le temps n’a pas d’emprise, de sa culture, de sa misère, de sa chaleur moite, de ses voitures mythiques, de ses parcs à palmiers et à Jacaranda, de ses nombreux musés fermés pour réparation, de sa casa particular et de son hôte d’une trentaine d’années, des petits restaurants affichant tous à leur menu le classique arroz y pollo, des innombrables excellents musiciens qui les animent, de ces marchés au parfum de guava, de papaye et de viande crue, des boutiques de chapeaux, de robes, de souvenirs en tout genre et de leurs vendeuses qui racolent toutes les passants à l’aide du rythme uniforme des claves, de tout et de rien. Surtout de rien.

Après avoir débarrassé la table, et s’être tous deux soumis aux tâches ménagères usuelles, ils allèrent se préparer pour se coucher, tous deux épuisés, elle par sa journée de travail qu’elle avait dû étendre pour jouer les taxis, et lui par ses douze heures d’avion auxquelles s’ajoutait le décalage horaire. Ils se brossèrent les dents côte à côte, devant le miroir. Puis elle enleva son mascara recourbant, ses boucles d’oreilles cubiques chanfreinées en bois, mauves comme l’amarante, à rondelles oranges de noix de tagua, son fard à paupières bleu de France aux reflets argentés… Il se fige, violemment projeté dans le jardin des secrets qu’il avait emporté dans sa tête, théâtre de tout ce qu’il n’avait pas raconté. Il la fixe, livide, inexpressif, absent, perdu dans le noir charbonneux et abyssal de ses iris à elle. Elle s’interrompt, le regarde à son tour, et lui adresse dans un tendre rictus qui fait poindre ses fossettes : « Tu les as oubliés. C’est ça ? Tu ne les as pas pris… ». Dans un moment foudroyant de lucidité, le cœur battant à tout rompre, il enfourne sa main dans sa poche pour en sortir le bracelet en bille de bois que sa muse de Cuba lui y a glissé lorsqu’à la mi-journée, ils avaient enfin quitté le petit banc des silences. Il n’y trouve rien d’autre que la gourmette en argent qu’il avait offerte à sa femme lors de leur lune de miel, et qu’elle lui avait fait promettre d’emporter avec lui le jour où il ferait cavalier seul.

« – Le médecin m’avait mis en garde sur les risques de te laisser partir sans moi. Il préférait te savoir encadré, il disait que c’était indispensable si je voulais être sûr que tu prennes bien tes médicaments… Mais j’ai toujours su que c’était ton rêve. Je n’ai pas voulu être invasive. »

La gourmette fila entre ses doigts tremblants, comme le font les illusions, et s’abattit avec fracas sur le carrelage froid. La femme de Cuba, personne d’autre ne l’avait vu ni ne la verra jamais, emprisonnée dans sa tête à lui. Il quitta la salle de bain pour rejoindre la chambre, discrètement, le cœur lourd et la tête basse, sans faire bruit, sans dire un mot.

2 réflexions sur “Sans dire un mot

  1. C’est super ! Exactement le genre de lecture à se faire en prenant un café en terrasse.
    Ça se lit tout seul et on est happé en 30sec dans les rues de Cuba.
    Je vois toutes les descriptions.
    Encore!
    Merci.

  2. Vraiment super. Je me suis laissé emporter par la magie de ce cette histoire… bravo!! Pour quand la prochaine histoire?

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