Entrevue avec Marianne, réalisée le 14 juillet 2089 par le journal Le p’tit noir, à l’occasion du 300e anniversaire de la Révolution française.

Le p’tit noir : Marianne, vous avez été le symbole de la République française depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la fin des années 2020, vous en incarniez ses valeurs et sa devise « Liberté, Égalité, Fraternité. » C’est aujourd’hui le 300e anniversaire de la Révolution française, quel regard portez-vous sur la fin de la Ve République, et qu’est-ce qui selon vous, a provoqué sa chute ?

Marianne : Permettez-moi de reprendre l’histoire quelques décennies avant la fin. Au cours du XXe siècle, mon pays avait connu deux guerres dévastatrices en son sol. La France avait fait les frais d’Hitler durant la Seconde Guerre mondiale, et il est resté dans les livres d’histoire la description de plusieurs hommes en habit militaire, je veux parler d’Hitler, mais également de Staline, de Franco, ou encore Mussolini, qui pendant de longues années ont tyrannisé les populations, en les enfermant, en les torturant, en les exécutant froidement, souvent de manière tout à fait inhumaine. Au cours des années qui ont suivi, l’histoire s’est souvent répétée, loin de nos frontières, dans les pays d’Amérique du Sud et le Chili de Pinochet, ou en Afrique dans l’Ouganda de Dada, ou encore en Asie dans la Chine de Zedong. C’est dans ce contexte que l’inconscient collectif s’est mis à se représenter la dictature sous des allures d’uniforme aux pratiques sanguinaires. Cela a indéniablement joué un rôle dans la chute de 2028. Mon peuple n’a pas su voir venir ce qui arrivait suffisamment tôt pour l’éviter. Il était en capacité de s’y opposer, mais il a laissé faire, par paresse, par déni, par peur, chacun est resté dans l’expectative pendant trop d’années. La conception que les citoyens se faisaient de l’extrémisme, consolidée par l’éducation qu’on leur avait donnée à l’école, selon laquelle mon pays est une démocratie, avec ses fondements essentiels comme le pouvoir au peuple, la liberté et l’égalité en droit, tout cela les a rendus profondément confiants, au point d’en être aveugle. Un jour l’extrémisme, après tant d’années tenu hors des frontières du pays, pensait-on – l’avait-il seulement déjà quitté – est réapparu, mais il avait enlevé ses bottes et sa veste kaki pour se parer de son plus beau costume. Mon peuple a mis beaucoup de temps à comprendre ce qui se grimait réellement sous ces habits de vendeur, qui leur promettait tout et ne leur donnait jamais rien. C’est que, par son esprit de comparaison et son attachement aux références historiques, lorsque l’on parlait d’autocratie, de dictature, de fascisme, mon peuple cherchait toujours un visage, un front sur lequel coller l’étiquette. Or, cette forme nouvelle d’abus n’était pas l’œuvre d’un seul homme, et c’est précisément de là qu’elle en tirait toute sa force. On pouvait changer la main qui dirigeait mon pays tous les cinq ans si on le souhaitait, cela n’en changeait pas la tête pour autant. Car ceux qui gouvernaient vraiment n’étaient pas élus au suffrage universel, ils n’étaient pas sur des sièges éjectables. Ils étaient intouchables tant que mon peuple, concentré sur le pantin, en omettait les ficelles et les criminels qui les tiraient.

LPN : Cet extrémisme, quel était-il ? Quel pouvoir avait-il sur le peuple ?

Marianne : C’était en somme plusieurs choses. C’était le consumérisme,  la recherche de la croissance infinie, le profit, en un mot : l’argent. Il avait conduit mon peuple à l’aliénation. Le travailleur n’était plus vu comme un égal, un semblable, mais comme un dû pour l’employeur, pour la simple raison qu’on le rémunérait pour cela. Il a fallu du temps à mon peuple pour prendre la vraie mesure des abus auxquels il se soumettait. Il était exposé à une forme de violence qu’il ne connaissait pas, une violence qui ne fait pas de bruit, et dont on ne perçoit les stigmates que lorsqu’il est déjà trop tard. Dans sa recherche obsessionnelle du profit, au fur et à mesure, l’État a anéanti tous les droits essentiels pour lesquels mon peuple s’était battu au cours des siècles derniers. De moins en moins de moyens étaient accordés à la santé, à l’éducation, aux services de proximité, à la culture, bref à tout ce qui constituait les piliers de la République. Au début, personne ne réagissait vraiment, malgré quelques grèves ici ou là. Il faut dire que mon peuple ne s’intéressait plus à la politique, faute à un système qui l’en avait désapproprié, qui lui avait confisqué cet outil démocratique, en le complexifiant, en le détournant, en le sacralisant, ne lui laissant ainsi que l’illusion du droit et du devoir qui lui incombait, celui d’aller voter une fois tous les cinq ans. Une fois que cela était fait, tout le monde rentrait chez soi et laissait faire celui qui avait été élu, peu importe si c’était celui pour lequel on avait voté d’ailleurs. On ne l’impliquait plus dans le processus, on l’en excluait autant que possible. Et pour cela, il faut bien avouer que de garder la population pauvre était certainement profitable. De fait, chacun passait son temps à travailler, si bien qu’il n’avait plus le temps d’analyser ses propres problèmes à grande échelle, de les mettre en commun avec ses pairs afin d’essayer de les résoudre à plusieurs, bref de faire de la politique. Mon peuple prenait l’information qu’on lui donnait sans jamais prendre le temps de la critiquer, et pour cela les médias ont joué un rôle primordial. Le journalisme est devenu une discipline qui privilégiait le jugement de valeur à l’objectivité, noyait mon peuple sous les chiffres et les sondages, donnait de plus en plus de place aux éditorialistes engagés à défendre l’État ; la censure est devenue monnaie courante, au même titre que la manipulation des images ou encore le mensonge sous serment. Tout était fait pour livrer au citoyen une information déjà préanalysée, de sorte qu’il n’ait plus qu’à l’accepter comme un fait, alors qu’on ne lui livrait jamais le fait, mais bien sa critique.

LPN : À la fin de la décennie 2010 pourtant, le pays traverse une crise sociale sans précédent. Que s’est-il passé et pourquoi cela n’a-t-il pas réussi à provoquer ce changement dont le pays avait besoin ?

Marianne : Des mouvements sociaux ont commencé à se former aux six coins de mon pays, pour dénoncer ce qu’une partie de mon peuple commençait à voir. L’État continuait à disséquer les hôpitaux, les écoles, les services de proximité, à baisser les aides sociales aux personnes qui en avaient besoin tout en augmentant leurs charges, à diminuer les pensions de retraite, à privatiser ce dont il avait toujours eu la gestion. Conséquemment, les plus défavorisés, les premières victimes, ont été les premiers à sortir et à essayer de se faire entendre. Mais les médias ont joué leur rôle de garde du pouvoir et, malgré la répression sanglante envers ceux qui protestaient, ceux qui se situaient dans les classes moyennes ont continué leur vie, silencieusement, ou maugréant contre cette peste qui troublait leur liberté de travailler et de profiter de leur peu de temps libre comme ils le souhaitaient. Bien sûr, cet esclavage moderne que les contestataires dénonçaient était inédit. Mon peuple n’entendait jamais le cliquetis de leurs chaînes et pour cause, on les avait remplacées par une laisse. Ainsi passait-il son temps à courir après la balle qu’on lui lançait, sans jamais s’offusquer du fait qu’aussitôt qu’il l’avait ramenée, on la lui envoyait toujours plus fort et plus loin que la fois précédente. Il y a eu plusieurs crises sociales jusqu’à la fin des années 2020, chacune durant des mois, chacune faisant couler plus de sang et de larmes que la précédente. La violence invisible est alors devenue visible, elle a pris le visage d’hommes et de femmes éborgnés par des armes de guerre, elle a pris le corps d’hommes et de femmes matraqués par d’autres hommes et femmes qui battaient d’un bras leurs grands-parents et de l’autre leurs enfants. Dans les rues, on étouffait mon peuple sous les gaz, sans distinction d’âge ni de genre, du nouveau-né à la personne âgée. À plusieurs reprises, la violence a pris des allures de voitures en feu et de vitrines brisées. Lorsque la chaleur retombait enfin, les dirigeants, les journalistes, les citoyens qui écoutaient ces derniers, tous affirmaient avec aplomb qu’aucune forme de violence ne pouvait être tolérée, en oubliant toujours de relativiser la violence à ce qui la cause, en omettant soigneusement de reconnaître qu’il y a bien une forme de violence que la décence humaine nous impose de juger légitime : celle dont la victime fait preuve pour se défendre de son agresseur. Le problème a été qu’on a réussi à faire croire pendant trop longtemps à la population spectatrice que le peuple descendu dans la rue était l’agresseur, alors qu’en réalité c’était lui la victime, depuis des décennies. Victime d’un système qui a pendant des années placé l’argent au-dessus de l’Homme, dans le seul but de servir les intérêts de quelques-uns. Mais mon peuple était désuni, discordant, résultat de la stratégie de tout système autoritaire qui consiste à diviser pour mieux régner. Pourtant, chacun avait quelque chose à redire sur le monde dans lequel il vivait, chacun était engagé dans une cause, mais chaque citoyen a refusé pendant longtemps de s’associer aux causes qui n’étaient pas siennes, car il n’a pas compris que l’ennemi de sa cause était le même que celui de n’importe quelle autre. Un ennemi commun que chacun a voulu affronter seul, voilà ce qui a entretenu le tapis rouge du système pendant si longtemps.

LPN : Dans l’État de Droit que se réclamait d’être la Ve République, quelle place occupaient la loi et la justice dans l’équilibre de la démocratie ?

Marianne : Elle a été l’un des symptômes les plus forts de la dérive autoritaire de mon pays. La frontière entre le pouvoir de l’État et la justice était devenue excessivement ténue, dans mon pays où l’on apprenait aux enfants que la justice était libre et indépendante. Comme elle avait, pendant des années, acquitté ou faussement confondu des représentants de l’ordre et des criminels en col blanc d’une main, et condamné lourdement les opposants politiques et les miséreux de l’autre, sans jamais se heurter à aucune forme unanime d’indignation, l’État a continué de légiférer allègrement sans aucun contre-pouvoir pour lui faire barrage. Des lois toujours plus liberticides à celles qui mettaient en péril l’environnement et la santé de l’individu, tout était acté d’une main de fer, au mieux dans un silence inquiétant, au pire sous les applaudissements de ceux-là même qui allaient en pâtir, c’est-à-dire mon peuple lui-même. La manipulation était telle qu’on parvenait à lui enlever un à un tous les privilèges que ses ancêtres avaient durement conquis, avec son consentement le plus muet. Ainsi les fondements les plus essentiels de la constitution de mon pays tombèrent sous le joug d’un fascisme insidieux dans une indifférence hébétée. Quant à la justice sociale, comme il était ancré dans la conscience collective que l’argent manquait pour assurer le bon fonctionnement de mon pays, alors qu’il était délibérément caché hors des frontières par une poignée de citoyens trop avares, mon peuple cautionnait chaque mesure menée à l’encontre des plus démunis sans ne jamais regarder dans la direction opposée. L’État s’efforçait à vider le puits du village alors même que le fleuve abondait, eût-il fallu vouloir marcher un peu.

LPN : À quel moment la population a-t-elle commencé à se sentir unanimement concernée ?

Marianne : À force de tenir tête à la protestation qui montait, sans jamais apporter de réponse politique, l’État avec le concours du temps, a fait son œuvre, et chaque personne de mon peuple a fini par être touchée, directement ou indirectement. De la baisse généralisée des salaires au début des années 2020 à la dégradation du service publique, la condition de tout mon peuple s’est subitement et violemment précarisée. Les maternités, les hôpitaux fermaient les uns après les autres, obligeant les populations rurales, mais pas seulement, à se déplacer toujours plus loin et lorsque c’était pour une urgence, et lorsque l’on survivait au voyage, l’établissement était si engorgé que l’on mourrait sur les brancards de l’oubli. Mon peuple est tombé très malade, les enfants particulièrement, l’État n’ayant jamais fait proscrire les substances qui empoisonnaient nos sols, notre air, notre eau, bref, notre sang. Les écoles, dont les enseignants trop peu nombreux pour le nombre d’élèves, sont devenues des lieux chaotiques où l’apprentissage n’était en tout état de cause plus possible et où la seule chose que l’enfant avait retenue de sa journée était « La Marseillaise », chantée au petit matin sous « l’étendard sanglant » accroché au mur de la classe. Le peu d’enfants qui n’avait pas encore été touché par la maladie développait ainsi des dépressions liées au conflit entre les attentes que l’on plaçait en eux et le manque de moyen que le système mettait à sa disposition pour y parvenir. On ne s’occupait plus des personnes âgées et, comme si l’on ne les avait pas assez dépossédées du peu qu’il leur restait, on les privait jusque dans leur dernier souffle de leur droit à mourir dans la dignité. Pour parachever tout cela, beaucoup de corps de métier dans lesquels de moins en moins de personnes s’engageaient au fil des années, ont été touchés par le suicide, conséquence de cette pression insurmontable à laquelle auront fini par céder tour à tour infirmiers, pompiers, policiers, enseignants, et tant d’autres. Ainsi chacun a-t-il commencé à regarder partir une mère, un fils, une sœur, un cousin, un ami, un voisin.

LPN : Et vous dans tout cela, quel a été votre rôle ?

Marianne : Moi, je n’ai toujours été qu’un symbole. En tant que tel, chacun m’a utilisé comme il l’entendait. On m’a honorée, représentée et ardemment défendue dans la rue. On m’a aussi beaucoup salie. J’ai été utilisée comme faire-valoir d’institutions dont les valeurs n’étaient pas les miennes, pour défendre les intérêts de l’État et d’une minorité aux dépens de mon peuple. Je dis « mon peuple » parce que j’ai toujours eu ce sentiment d’y appartenir, eux disaient « mon peuple » parce qu’ils croyaient le posséder. Un jour, la sécurité et le bien commun sont venus me rejoindre, pour m’assister dans un premier temps, mais peu à peu, ils ont pris plus de place, ils m’ont ensuite fait asseoir par terre, puis ils m’ont lié les poignets, et pour finir, ils m’ont bâillonnée et laissée pour morte. Ce n’est qu’à ce moment-là que mon peuple a ouvert les yeux comme un seul homme, mais il était bien tard. Lorsqu’une ville entière s’embrase, l’épaisse fumée vous empêche de voir au-delà du pas de la porte de votre propre maison. Mais si vous parvenez à vous en extraire et à prendre de la hauteur, alors vous commencez à vous redresser, à ouvrir les yeux, alors vous pouvez réaliser l’ampleur de la catastrophe. De mon pays, il ne restait que ses cendres desquelles une fleur repoussa, une fleur que l’on croyait éteinte : celle de l’humanité.

Marianne, terminant cette entrevue par ce poème :

Contemplez votre fleur, mais ne le faites point trop,
Une fleur s’entretient, elle nécessite son eau.
Si ses pétales tombent, si elle a mauvaise mine,
N’attendez point la lune, elle courbera l’échine.

Contemplez votre fleur, mais arrosez-la bien,
N’attendez point qu’elle fane, cela peut être demain.
Si un matin d’automne, quelqu’un veut vous l’acheter,
Offrez-lui donc la graine, puisse-t-il la faire pousser.

Contemplez votre fleur, et puisque c’est la vôtre,
Rien ne vaut son parfum, à part celui des autres.

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